Julien Deslangle

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La société du jugement perpétuel

Dans une dictature, l’État surveille et juge ses citoyens à tout moment. Dans une démocratie représentative, c’est l’inverse. Pour la plupart des citoyens, l’expérience démocratique consiste principalement en l’acte de juger ceux qui gouvernent, ou aspirent à le faire. Ce jugement s’exerce formellement au travers du vote, et informellement au travers des opinions que chacun peut avoir ou exprimer ; il est bien sûr indispensable à la vitalité de la démocratie.

Toutefois, notre culture démocratique semble avoir pour effet pervers le développement d’une passion pour le fait de juger. Nous jugeons tout et tout le monde, en permanence : les décisions politiques et ceux qui les prennent, donc, mais aussi le fonctionnement des administrations, les décisions de justice dans les affaires médiatiques, les opinions scientifiques, les productions culturelles, etc. Dans notre quotidien, nous jugeons également notre employeur, nos collègues, l’enseignant de nos enfants, le restaurant où nous avons déjeuné, etc.

Juger est même devenu un loisir. La téléréalité l’illustre à la perfection, qui consiste à s’amuser à juger des individus passant eux-mêmes leur temps à se juger les uns les autres pour toutes sortes de raisons futiles et de drames artificiels, justement rendus excessifs par cette envie, cette passion du jugement.

Avec Internet et les réseaux sociaux, ce jugement n’est plus seulement une opinion que nous gardons pour nous-mêmes ou pour un cercle de proches connaissances : il devient public, visible par un grand nombre de contacts, sinon par le monde entier, et il est souvent prononcé en toute impunité, sous couvert d’anonymat… Un like (ou une absence de like) est un micro-jugement qui ne coûte rien et que l’on peut exprimer à l’égard de tout et n’importe quoi, à longueur de journées. Uber, AirBnB, Amazon, Booking et autres nous invitent également à juger et noter publiquement la moindre de nos expériences ou de nos achats.

Nous passons ainsi notre temps à juger, sans même parfois nous en rendre compte, par simple réflexe. Juger les situations et les individus a toujours fait partie de nos mécanismes cognitifs, et probablement de nos mécanismes de survie, mais l’empire du jugement s’est étendu au-delà de l’intime et du nécessaire, colonisant des territoires qu’on pourrait souhaiter dévolus à l’empire de la raison objective. Or, il va sans dire que nos jugements ne sont ni parfaitement renseignés, ni entièrement rationnels, ni exempts de biais… Pourtant, nous nous interrogeons rarement sur la pertinence de notre jugement, et plus rarement encore sur la pertinence ou la légitimité de notre acte de juger.

Nos jugements, et en particulier nos jugements publics, sont-ils donc tous nécessaires ? Sans doute nous aident-ils dans nos décisions futures de consommateur ou de travailleur, de spectateur ou d’électeur, mais ils peuvent aussi nuire aux autres, par exemple lorsque nous leur attribuons des échecs qui sont davantage le fruit de circonstances que leur responsabilité directe (erreur fondamentale d’attribution), et parfois à nous-mêmes, lorsqu’ils nous enferment dans des dogmes (biais de confirmation), nous privant d’apprécier la complexité d’un sujet ou d’une situation.

Peut-être nos sociétés démocratiques se porteraient-elles mieux si nous faisions plus souvent l’effort de suspendre notre jugement, et exercions davantage nos capacités de compréhension, de raisonnement et d’empathie. À défaut, la prochaine étape dans l’essor de notre passion de juger pourrait être celle d’un système de crédit social, dans lequel chacun jugerait autrui à tout moment, lui attribuant bons ou mauvais points – c’est le scénario de Nosedive, un épisode de Black Mirror. Nous ne serions alors plus très loin d’une dictature…

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