Julien Deslangle

View Original

Sur la route de Damas

En 2007, profitant d’une relative accalmie de la situation locale, j’ai visité le Liban et la Syrie. Un ami libanais, retourné vivre à Beyrouth après ses études à Paris, et un autre camarade effectuant alors un stage à l’ambassade de France à Damas m’en avaient fourni l’occasion parfaite.

J’ai conservé de ce trop court voyage de nombreux souvenirs – des vestiges grandioses de Baalbek au millefeuille archéologique de Byblos, de la langueur du soir sur la Corniche de Beyrouth à l’animation du regretté café Gemmayzé, et de tous les paysages, montagneux, arides ou côtiers au souk de Damas et à la glace à la pistache que j’y ai dégustée –, souvenirs d’autant plus émus que l’un et l’autre pays n’ont cessé depuis de s’enfoncer davantage dans le chaos. La Syrie ayant sombré de façon plus tragique encore que son voisin, je mesure ma chance d’avoir pu découvrir des lieux que la folie des hommes a peu après transformés en enfer ou réduits en poussière.

L’un de mes souvenirs les plus marquants ne présente toutefois aucun charme touristique. C’est un souvenir de la route de Damas.

À Beyrouth, j’avais embarqué, depuis le bas-côté d’une autoroute, à bord d’une vieille voiture américaine, tout droit sortie des années 60, qui assurait la liaison. Nous étions au moins quatre, serrés à l’arrière sur la banquette élimée au milieu d’un bric-à-brac de bagages. Connaissant à peine deux ou trois mots d’arabe, d’ailleurs appris d’un maître tunisien, je ne comprenais rien des échanges qui égayaient les passagers et le conducteur, et m’étais donc absorbé dans la contemplation du paysage, puisque j’avais par chance hérité d’une vitre.

La route était superbe, quand elle franchissait les montagnes ou traversait la vallée de la Bekaa, mais aussi tragique, déjà, lorsqu’il fallait contourner, par maintes sinuosités, un pont détruit un an plus tôt lors du conflit israélo-libanais.

Cependant, après le passage de la frontière, l’atmosphère a changé tout à coup – jamais frontière ne m’a paru plus nette. La route était certes en meilleur état du côté syrien – elle était comme neuve –, mais, sur chaque poteau de lampadaire, tous les cent mètres peut-être, figurait un grand portrait de Bachar el-Assad. Le même portrait, répété sur des kilomètres et des kilomètres, par-delà l’horizon, jusqu’à l’absurde – à défaut seulement de l’infini ou de l’éternité, fantasmes toujours déçus des tyrans.

« Moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi… » Rythmant le bitume de son effigie, le dictateur semblait se livrer à une scansion narcissique, comme s’il pouvait, par ce seul moyen et ce mot si pauvre, envoûter son peuple, s’imposer dans les cœurs et triompher de toute résistance.

Si la surveillance des individus par l’État est l’un des attributs de la dictature, désirer qu’aucun regard ne puisse éviter l’image du despote en est la manifestation réciproque : « partout où tu iras, je t’observerai ; partout où tu regarderas, tu me verras. » Comment cette omniprésence de la figure autoritaire pourrait-elle d’ailleurs ne pas instiller l’idée d’une surveillance permanente ?

En plus de produire cette impression de surveillance – que celle-ci soit réelle ou suggérée change-t-il quelque chose ? –, l’invasion du champ visuel par la représentation du tyran est une atteinte à la liberté du regard, et, à travers le regard, à la liberté de l’esprit. Elle interdit à l’individu d’oublier le régime auquel il est soumis. C’est une chose que de n’être pas libre, c’en est une autre, pire encore peut-être, que de se le faire rappeler tous les cent mètres…

La démocratie a ses défauts, et l’époque est à celui qui lui en trouvera de nouveaux, mais elle nous épargne à peu près le délire vertigineux du culte de la personnalité, et nous permet d’oublier parfois qui nous gouverne, ou même que nous sommes gouvernés…

Il y avait sur ce chemin de Damas de quoi convertir les plus sceptiques aux mérites de la démocratie.

À l’intérieur de la voiture, comme au-dehors, l’ambiance avait changé : mes compagnons de route s’étaient rembrunis depuis le passage de la frontière. Était-ce l’effet d’un tarissement naturel de la conversation, ou bien était-ce le visage du dictateur qui incitait à une forme de méfiance ? Il serait malhonnête de ma part d’attribuer à ces passagers que je ne connaissais pas un sentiment politique précis, mais ce silence soudain dans l’habitacle de notre véhicule a renforcé chez moi l’impression que la démarcation franchie nous avait fait basculer d’un monde libre à un régime d’oppression.

J’étais loin de me douter, bien sûr, de ce qu’il allait advenir de ce pays quatre ans plus tard, et des souffrances que Bachar el-Assad allait causer aux Syriens pour s’accrocher au pouvoir ; mais, chaque fois que l’actualité a ramené son nom à mes oreilles, j’ai repensé à la route de Damas, martelée par son visage.

Que reste-t-il, aujourd’hui, de cet asphalte bien lisse et de ces portraits pompeux ? Qu’en reste-t-il, et qui, hélas, se rend encore à Damas ?