L’avenir pluriel de l’humanité
Comment les effets combinés du transhumanisme et de la réalité virtuelle pourraient créer des avenirs parallèles…
En dépit de la diversité des individus et collectifs qui la composent, l’humanité constitue aujourd’hui une seule et même espèce, vivant dans un seul et même monde. Demain, il est probable que cette unité volera en éclats sous les effets combinés du transhumanisme et de la réalité virtuelle ou augmentée.
Le transhumanisme vise à augmenter l’être humain, à le modifier ou à lui permettre d’échapper à sa condition biologique – notamment à sa finitude – par le recours à la technologie et au génie génétique. Souvent libertaires, les transhumanistes revendiquent le droit pour chacun de se modifier selon son bon vouloir. À mesure que ce projet se réalisera (certains « pionniers » ont déjà commencé à le concrétiser, comme Neil Harbisson), l’humanité deviendra multiforme ; son spectre pourrait s’étendre d’êtres purement organiques tels que nous le sommes encore à peu près aujourd’hui à des consciences dématérialisées, en passant par toutes sortes de créatures hybrides, chimères, humains mécanisés ou machines humanisées à des degrés variés… Plusieurs de ces formes coexisteront, car, pour des raisons variées (religieuses, politiques, économiques, etc.), tout le monde n’avancera pas au même rythme, ni dans la même direction, sur la voie du transhumanisme.
D’un point de vue social, de même que les théories du genre ont fait émerger de nouvelles identités – symbolisées par l’essor de « néopronoms » parfois très créatifs –, le transhumanisme donnera naissance à une pléiade d’identités et nous amènera à redéfinir la notion d’humanité. De nouvelles formes de ségrégation, de racisme et de conflits pourraient alors voir le jour, d’autant plus que les perceptions des priorités politiques par les différentes espèces humaines seront divergentes : par exemple, ceux qu’une optimisation de leur métabolisme aura rendu frugaux à l’extrême s’opposeront à ceux qui auront encore besoin d’une alimentation riche et diversifiée sur les questions d’utilisation des terres ou de politique agricole.
Par ailleurs, comme l’illustre notamment le projet de « métavers » de Facebook, la réalité augmentée et la réalité virtuelle feront coexister des univers parallèles, obéissant chacun à ses propres lois – physiques et sociales – et bâtissant chacun sa propre histoire, sa propre vérité, de façon plus ou moins perméable à celle des autres univers. Par choix ou sous la contrainte, les individus seront cantonnés à un univers défini, libres d’aller et venir d’une réalité à l’autre, ou réduits à une errance perpétuelle, « sans réalité fixe ».
Des projets politiques différents se concrétiseront dans chacun de ces mondes, qui pourraient peu à peu remplacer les États. On ne voterait plus par un bulletin de vote en faveur d’un parti ou d’un candidat, ni « avec ses pieds » en décidant de quitter un pays ou d’y rester, mais « avec son clic », en choisissant de se connecter à un monde plutôt qu’à un autre – si tant est que le choix demeure ouvert. Au lieu de se résoudre au jeu démocratique, les socialistes iront vivre dans des mondes socialistes, les libéraux dans des mondes libéraux, les techno-enthousiastes dans des mondes administrés par l’intelligence artificielle, et les eugénistes, naturellement, dans Le Meilleur des mondes… Peut-être les uns et les autres se croiseront-ils parfois, peut-être ne se croiseront-ils jamais.
De la même manière, les différentes espèces de transhumains et les humains « naturels » préfèreront peut-être vivre dans des mondes qui leur seront propres pour s’éviter tout problème de cohabitation. Ainsi la diversité des formes de l’humain encouragera-t-elle aussi la multiplicité des réalités.
Le stade ultime de cette évolution pourrait être celui d’une hyper-individualisation, stade auquel chacun constituerait une espèce à lui tout seul, incarnant une formule unique d’hybridation entre l’organique et l’artificiel, vivrait dans une réalité qui n’appartiendrait qu’à lui, générée par des algorithmes en fonction de ses préférences personnelles, et n’interagirait qu’avec des créatures virtuelles programmées selon ces mêmes préférences pour ne jamais lui déplaire.
Alors nous ne partagerions vraiment plus rien, nous ne vivrions plus les uns avec les autres, nous ne connaîtrions plus d’autre enfer que l’horizon de notre imaginaire ; nous serions enfin seuls…
Ce billet doit beaucoup à deux livres passionnants qui ont stimulé ma réflexion : Futur – Notre avenir de A à Z, d’Antoine Buéno (Flammarion, 2020), dont j’ai parlé ici, et Généalogies et nature du transhumanisme, état actuel du débat, de Franck Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.) (Liber, 2018), dont je parlerai sans doute un jour !
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