Transhumanisme : l’illusion du libre choix

Pourquoi nous pourrions tous devenir transhumanistes, que nous le voulions ou non, et pourquoi l’intelligence artificielle pourrait sauver l’humanité, ou ce qu’il en restera…

La nature et l’ampleur des modifications que les divers courants du transhumanisme espèrent apporter aux êtres humains soulèvent la question du consentement individuel et collectif à ces modifications. Certains projets transhumanistes supposent des interventions prénatales (par exemple, la modification génétique de l’embryon), auquel cas la question du consentement se pose aux parents de l’enfant à naître. D’autres projets (par exemple, la greffe d’un implant cérébral) concernent la personne déjà née, interrogeant alors sa liberté individuelle. Dans les deux cas, une société peut vouloir se fixer des limites ou des règles encadrant les choix personnels de ses membres.

La plupart des partisans du transhumanisme en ont une vision libertaire, selon laquelle chacun serait libre de se modifier ou de rester fidèle à sa condition naturelle. À première vue, cette approche paraît sans doute plus sympathique que celle qui prétendrait imposer des modifications (fût-ce au nom d’un intérêt général supposé), mais est-elle crédible ? À quel point serons-nous libres – même dans les sociétés démocratiques – d’adopter de nouvelles technologies qui pourraient changer non seulement nos vies, mais ce que nous sommes ?

Répondre à cette question suppose de comprendre comment les innovations se diffusent – comment, de marginales à leur apparition, elles peuvent finir par devenir incontournables. Une des théories les plus connues à ce sujet est celle proposée par le sociologue américain Everett Rogers dans son livre Diffusion of innovations, publié en 1962. Selon Rogers, une innovation n’est « adoptée » dans un premier temps que par une petite minorité d’individus, qui ont une forte tolérance au risque et acceptent de jouer les cobayes. Rogers les appelle les « innovateurs », et estime qu’ils représentent environ 2,5% de la population. Ils sont suivis par les « premiers utilisateurs » (13,5% de la population) qui trouvent dans l’adoption précoce de l’innovation un moyen d’affirmer leur modernité, et donc leur statut social – ce sont des lanceurs de tendance, des leaders d’opinion. Viennent ensuite, dans l’ordre, la « première majorité » (34%), la « majorité tardive » (34% également) et enfin les « retardataires » (16%), qui sont les derniers à adopter l’innovation. La distribution des individus entre ces différents groupes suit donc une courbe de Gauss (courbe en cloche).

À l’échelle de la société, la diffusion d’une innovation apparaît ainsi comme un processus de « contagion » progressive. Rogers observe que plus le statut social de l’individu est élevé, plus il est probable qu’il appartienne à l’un des premiers groupes d’utilisateurs. À l’inverse, les retardataires sont généralement des individus plus modestes. Il s’agit là évidemment de statistiques, non de lois absolues.

La diffusion des téléphones portables il y a quelques décennies, ou celle, très actuelle, des véhicules électriques offrent des illustrations parlantes du modèle proposé par Rogers. Les propriétaires actuels de voitures électriques semblent surtout appartenir aux catégories socio-professionnelles supérieures, et ce pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement au prix d’achat de ces véhicules. Quant au transhumanisme, ses partisans et acteurs les plus célèbres sont aujourd’hui des milliardaires, comme Larry Page et Sergey Brin (fondateurs de Google), Elon Musk ou Jeff Bezos…

Rogers décrit également les étapes par lesquelles chacun passe avant d’adopter durablement une innovation. La plus importante de ces étapes est celle de la persuasion, lors de laquelle l’individu se forge une conviction quant à la pertinence de l’innovation, en fonction des caractéristiques qu’il en perçoit. Ces perceptions peuvent être plus ou moins fondées. Rogers admet qu’il existe souvent un biais positif en faveur des innovations, ce qui en favorise la diffusion mais ne signifie pas qu’elles soient nécessairement bénéfiques pour l’individu, ni pour la société.

C’est justement parce que toute innovation ne représente pas nécessairement un progrès pour l’humanité que se pose le problème du libre choix. Revenons-en à notre question initiale : à quel point serons-nous libres d’adopter les innovations transhumanistes ? On peut présumer que les innovateurs et premiers utilisateurs seront libres de leur choix, mais les retardataires et les membres de la majorité tardive – qui représenteraient donc la moitié de la population selon Rogers – le seront-ils également, ou devront-ils suivre le mouvement même s’ils ne sont pas intimement persuadés des bienfaits de ces innovations ?

Je ne pense pas que les États démocratiques, respectueux des droits de l’Homme, imposeront à leurs citoyens de se faire modifier ou augmenter. En revanche, il me paraît probable que la liberté individuelle sera grandement réduite, ou que les individus se trouveront confrontés à un faux choix.

En effet, si le transhumanisme atteint son objectif d’accroître de manière significative les capacités physiques et cognitives des individus, par exemple, ceux qui adopteront ces innovations bénéficieront d’avantages si importants que les autres devront soit accepter un déclassement relatif (notamment en termes d’éducation, d’emploi et de conditions de vie), soit se résoudre à imiter les premiers utilisateurs. Autrement dit, le coût économique et social que subiront les retardataires sera tel qu’il les contraindra à adopter eux aussi les innovations transhumanistes, quelles que soient leurs réticences – et ce, d’autant plus que, selon Rogers, ces retardataires se trouveront sans doute déjà au bas de l’échelle sociale.

À l’image de la Silicon Valley, qui en est d’ailleurs l’un des principaux terreaux, le transhumanisme risque donc de devenir rapidement plus capitaliste que libertaire : dans le domaine de l’augmentation humaine comme dans les autres, le marché et les nécessités de la concurrence feront loi. On peut également parier que le moyen d’atténuer les inégalités créées par le marché sera d’ordre socialiste : la question qui se posera ne sera dès lors plus tant celle du libre consentement que celle de l’accessibilité aux innovations transhumanistes ; on ne se demandera plus s’il est loisible à chacun de refuser ces dernières, mais si l’État providence doit en subventionner l’accès pour les plus démunis afin de minimiser le creusement des inégalités.

La généralisation des innovations transhumanistes pourrait ressembler à la course aux armements entre États : à partir du moment où vos rivaux disposent de l’arme nucléaire, vous voulez en disposer également pour ne pas vous trouver en situation d’infériorité et de vulnérabilité ; à partir du moment où vos voisins ou concurrents bénéficieront d’une augmentation physique ou cognitive, vous voudrez en bénéficier aussi pour rester « compétitif » sur le marché de l’emploi comme sur celui de la séduction ou dans le jeu social de manière générale. Pour survivre, il faudra évoluer : le transhumanisme deviendra un nouveau darwinisme, opérant une nouvelle forme de « sélection naturelle » et de « concurrence vitale ».

L’analogie avec la course aux armements permet aussi de comprendre que la question de la diffusion des innovations transhumanistes ne se posera pas seulement au niveau d’un pays, mais de l’ensemble de l’humanité : si la Chine, qui ne s’embarrassera sans doute ni de démocratie, ni de libertés individuelles, adopte massivement ces innovations, augmentant ainsi les capacités (et la docilité) de sa population – de ses travailleurs comme de ses soldats, scientifiques, sportifs, artistes, hackers ou dirigeants politiques –, les autres États auront-ils d’autres choix que d’en faire autant ou de se résigner à voir la Chine devenir une puissance sans rival, capable d’imposer sa vision au reste du monde ? Le même raisonnement vaut à l’égard des organisations terroristes : que se passera-t-il si, en plus d’être des fanatiques prêts à mourir pour leur cause, les terroristes ont demain des « super-pouvoirs » ?

Au même titre que l’intelligence artificielle et que l’atome, le transhumanisme sera un véritable enjeu de souveraineté. À moins de trouver les moyens d’une « non-prolifération transhumaniste », voilà pourquoi, même dans les pays européens les plus sensibles aux préoccupations éthiques, l’avenir pourrait être transhumaniste, que nous le voulions ou non…

Du reste, contrairement à l’arme nucléaire, le transhumanisme n’est pas un objet que l’on possède ou non ; il n’y a pas un seuil à partir duquel on « entrerait » dans le transhumanisme, celui-ci n’étant pas un artefact unique, mais un ensemble de technologies, dont certaines sont déjà répandues et largement acceptées. Les exosquelettes, qui permettent à des personnes paraplégiques de marcher de nouveau mais aussi à des travailleurs de porter plus facilement des charges lourdes sans se blesser, sont par définition des objets transhumanistes, dont personne ne remet en cause les bienfaits, et qui illustrent en outre combien la frontière entre objectif médical de réparation et objectif d’augmentation est poreuse, insuffisante pour définir les contours du transhumanisme. Les bonnes raisons d’utiliser des technologies transhumanistes ne manquent pas : atténuation de la souffrance, prolongation de l’espérance de vie en santé, adaptation à l’environnement voire réduction des impacts humains sur ce dernier, etc. Les innovations transhumanistes n’étant intrinsèquement ni bonnes, ni mauvaises, il serait absurde de les rejeter de manière catégorique.

Si l’essor et la diffusion du transhumanisme paraissent inéluctables, on peut décider d’embrasser la cause, soit par pragmatisme (pour survivre en tant qu’individu ou en tant qu’État), soit par conviction.

Parmi les convaincus, certains avancent l’idée que le transhumanisme pourrait augmenter l’homme, non seulement sur un plan physique ou cognitif, mais aussi sur le plan moral ; qu’il pourrait nous débarrasser de nos instincts cupides et violents ; qu’ainsi, loin de renforcer la compétition entre individus ou entre États, il saurait faire de nous des êtres d’amour et de paix… Techniquement, même si elle n’est pas pour demain, une telle évolution ne peut pas être exclue. Est-elle souhaitable ? Il est permis d’en douter – j’y reviendrai une autre fois. Est-il crédible que nous atteignions ce degré de sainteté transhumaine universelle avant de nous être violemment affrontés, sinon autodétruits ? C’est un pari risqué…

Que faire, donc, si l’on n’est pas convaincu et si l’on refuse de sacrifier une certaine conception de l’humanité sur l’autel du pragmatisme ? Les solutions ne me semblent pas nombreuses : la régulation en est une, mais, comme on l’a montré, elle n’a vraiment de sens qu’à l’échelle internationale, ce qui la rend assez improbable, en tout cas dans l’état actuel du multilatéralisme. Refuser d’entrer dans le jeu transhumaniste ­– refuser de se joindre à la compétition – peut se défendre sur un plan moral, mais risque d’avoir pour corollaire l’isolement et la vulnérabilité. On peut alors tenter de forger une alliance entre États attachés à un cadre bioéthique, et espérer que cette alliance soit, par des leviers politiques, militaires ou économiques, en mesure de freiner l’essor du transhumanisme dans les autres pays, ou d’empêcher les pays qui seraient en tête de la course transhumaniste de s’imposer aux autres. On peut, enfin, tenter de répondre à la puissance du transhumanisme par d’autres moyens technologiques : de répondre à l’augmentation physique des humains par le développement de la robotique ; de répondre à l’augmentation cognitive par le développement de l’intelligence artificielle et de sa complémentarité avec l’humain ; et d’avoir, dans ces domaines, toujours le dessus sur « l’humain augmenté » et ceux qui l’utilisent.

Est-ce gagné d’avance ? Évidemment non, car les autres pays ne manqueront pas, eux non plus, de progresser dans ces autres domaines techniques – avec le concours de leurs scientifiques augmentés ! Cela rendra-t-il la compétition entre États moins féroce ? Aucunement. Cela nous promet-il une troisième guerre mondiale entre surhommes et robots-soldats ? Peut-être… Est-ce un horizon enthousiasmant ? Chacun en sera juge… Mais l’ironie est qu’en dépit des craintes qu’ils provoquent souvent, les robots et l’intelligence artificielle pourraient être nos meilleurs alliés pour préserver ce qu’il y a d’humain en nous…

Ce billet doit beaucoup à deux livres passionnants qui ont stimulé ma réflexion : Futur – Notre avenir de A à Z, d’Antoine Buéno (Flammarion, 2020), dont j’ai parlé ici, et Généalogies et nature du transhumanisme, état actuel du débat, de Franck Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.) (Liber, 2018), dont je parlerai sans doute un jour !

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