Le transhumanisme moral, ou le danger d’une quête de perfection humaine

Votre ADN est-il woke, ou êtes-vous l’un de ces paléo-boomers arriérés ?

Les transhumanistes ne cherchent pas seulement à prolonger la vie humaine ou à développer les capacités physiques et cognitives des individus. Certains ont également l’ambition de polir les caractères pour en effacer les aspérités et rendre l’humanité plus vertueuse – moins égoïste, moins violente, moins cupide, etc. Le transhumanisme serait ainsi le remède miraculeux à tous nos problèmes, le moyen de réduire les inégalités, de prévenir la criminalité, d’éviter les guerres ou de contrer le réchauffement climatique, en faisant de chacun de nous une créature angélique, vivant d’amour et d’eau fraîche…

Bien qu’elle puisse prêter à sourire, cette ambition doit être prise au sérieux, car il est crédible que la science et la technologie puissent aller dans son sens. Après tout, la médecine aide déjà depuis longtemps à réguler les pulsions criminelles. À mesure que notre connaissance du cerveau progresse, que nous comprenons la façon dont nos gènes et notre métabolisme influent sur notre cognition et nos comportements, à mesure que se développent le génie génétique, la médecine psychotrope et les implants cérébraux, le « transhumanisme moral » voit s’ouvrir devant lui un éventail de possibilités.

L’objectif d’éliminer la violence et l’injustice ou de nous rendre plus solidaires peut paraître louable… Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions, et le transhumanisme moral est un piège, qui risque de nous enfermer dans une vision manichéenne du monde et de manipuler les masses à une échelle encore inédite. Selon quels critères ses promoteurs décideront-ils de notre modification morale ? Comment la décision de ce qui est vertueux ou non sera-t-elle prise, et par qui ? Par le Parti communiste chinois ? Par les talibans ? Par Facebook ? Par la droite américaine pro-armes, anti-avortement ? Par la gauche américaine woke qui est sans doute aujourd’hui la plus proche, idéologiquement parlant, du courant transhumaniste dominant ? Le monde voit s’affronter des conceptions diamétralement opposées du bien. Il serait dangereux que l’une de ces conceptions, érigée en principe eugéniste ou en prescription transhumaniste, écrase toutes les autres de manière irrémédiable…

En outre, notre violence ou notre égoïsme, par exemple, ne sont pas toujours dénués de vertu : la violence peut être légitime, elle est parfois une question de survie, de lutte contre des maux plus grands. Certaines ambitions individuelles, dont l’égoïsme a pu être le moteur, n’en ont pas moins fait avancer l’humanité. À l’inverse, même la générosité a ses limites morales, lorsqu’elle maintient son destinataire en situation de dépendance.

Entendons-nous bien : je ne crois pas que toutes les valeurs soient relatives ; je ne pense pas que des traditions, une culture ou une religion puissent justifier l’oppression des femmes ou des minorités ; je crois que la liberté, la démocratie et les droits fondamentaux devraient exister partout et pour tous. Pourtant, même si un projet transhumaniste se proposait de programmer les individus et les sociétés afin qu’ils vivent toujours selon ces principes universels, et même si ce projet apparaissait sincère, exempt de manipulation, je m’y opposerais.

Je m’y opposerais par humilité philosophique, parce que, même en tant qu’universaliste, même dans ma plus intime conviction, je refuse d’affirmer que ma vision du monde est la meilleure possible, et qu’elle le demeurera toujours ; je m’y opposerais par crainte que ce projet ne borne notre définition du bien, empêchant du même coup l’évolution des principes universels que je défends ou l’émergence de nouveaux principes dont le bien-fondé pourrait nous échapper aujourd’hui ; je m’y opposerais afin que nous ne tenions jamais pour acquis ces principes, et ne perdions jamais notre vigilance quant à leur respect ; je m’y opposerais, en somme, pour que nous ne cessions jamais de réfléchir avec un esprit critique à ces sujets…

Reconnaître que notre conception de la dignité ou de la morale humaine a varié selon les époques et les civilisations n’est pas renier l’universalité de principes qui nous paraissent aujourd’hui indispensables ; c’est au contraire affirmer que toutes les conceptions qui existent ou ont existé ne se valent pas, que les Lumières, par exemple, furent un progrès pour l’humanité, de même que notre sensibilisation à la cause environnementale en est un.

Imaginons que le coffre à outils du transhumanisme moral se soit trouvé entre les mains de nos ancêtres qui ne trouvaient rien à redire à l’esclavage et aux violences coloniales, ou ait été confié à ceux qui, il y a un demi-siècle à peine, ne concevaient pas que la protection de l’environnement puisse devenir un impératif moral aussi essentiel… De la même manière qu’il est absurde de juger nos ancêtres selon la morale actuelle, il serait scandaleux de prétendre l’imposer aux générations futures par le génie génétique et la technologie.

On dira peut-être que j’extrapole, qu’il y a une différence entre un programme de nature politique, portant sur les droits et libertés, et un programme moral, portant sur la non-violence, le respect du prochain, la générosité ou la solidarité. Il existe pourtant une relation entre morale et droit, entre conception du bien et philosophie politique. Il serait naïf de ne pas voir que le transhumanisme moral est un projet politique, ne serait-ce que par son ambition de façonner un nouveau « vivre ensemble » et de substituer justement à la politique un pseudo-consensus qui se répandrait jusque dans les éprouvettes ou les lignes de code.

Le transhumanisme moral serait en effet le vecteur d’un conformisme héréditaire, d’une uniformisation des personnalités et des opinions, et d’un contrôle social s’exerçant au profit de ses promoteurs. Vouloir nous rendre « parfaits » implique en fin de compte de nous rendre tous identiques.

Comme le marxisme-léninisme et le national-socialisme avant lui, le transhumanisme moral projette la création d’un homme nouveau ; comme eux, il aboutirait à la négation des individualités, au refus de la diversité, de l’adversité et du débat ; comme eux, il est totalitaire dans son essence ; et comme eux, le premier caractère qu’il voudra développer pour mieux s’asseoir sur le monde sera notre docilité.

Ce billet doit beaucoup à deux livres passionnants qui ont stimulé ma réflexion : Futur – Notre avenir de A à Z, d’Antoine Buéno (Flammarion, 2020), dont j’ai parlé ici, et Généalogies et nature du transhumanisme, état actuel du débat, de Franck Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.) (Liber, 2018), dont je parlerai sans doute un jour !

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