La ville intelligente, entre fantasme pour humains augmentés et mirage pour citoyens abêtis
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La ville occupe une place de choix parmi les sujets qui intéressent les prospectivistes : habitat d’une part sans cesse croissante de la population mondiale, lieu d’échanges et de convergences, théâtre privilégié des activités humaines, elle est au cœur des appréhensions comme des espoirs que suscite l’avenir. Pour les mêmes raisons, la science-fiction aime elle aussi représenter la ville de demain : du Meilleur des mondes à Blade Runner, elle foisonne de décors urbains futuristes, merveilleux ou terrifiants. La force visuelle de ces représentations fait d’ailleurs de l’urbanisme l’un des principaux thèmes sur lesquels la science-fiction façonne l’imaginaire collectif : ainsi hautes tours, voitures volantes, omniprésence des écrans et hologrammes, constructions géométriques, et, selon le cas, végétation luxuriante ou pollution épouvantable nous viennent-elles spontanément à l’esprit lorsque nous tentons d’anticiper le devenir de nos villes.
En plus de ces images, un autre concept s’est imposé, dans la fiction comme dans la prospective : celui de ville intelligente, ou smart city. Les villes récoltent de plus en plus de données, savent de mieux en mieux les analyser, et les utilisent, notamment au travers d’algorithmes de décision, pour faire face à leurs défis environnementaux, énergétiques, logistiques, sécuritaires, etc. Tout porte à croire que cette tendance largement amorcée ne peut que s’amplifier. Au-delà de ses applications dans des villes existantes, comme à Montréal, où elle permet l’optimisation des opérations de déneigement et du temps de réponse des pompiers, elle s’illustre de façon spectaculaire dans des projets de villes nouvelles, comme Neom en Arabie Saoudite, qui ambitionne de mettre en œuvre un « e-gouvernement » fondé sur le big data.
À condition qu’elle soit assez mature, et que les données qu’elle recueille soient pertinentes et fiables, la technologie peut effectivement rendre la ville intelligente – c’est-à-dire capable de résoudre efficacement des problèmes complexes –, et même apprenante – c’est-à-dire capable de tirer des enseignements d’une situation pour mieux répondre à la prochaine occurrence d’une situation similaire. De nombreux avantages peuvent en résulter, qu’il s’agisse de la gestion des infrastructures ou du trafic, de la préparation à différents types de crises ou de l’amélioration des services rendus aux citoyens. Des risques existent également, notamment en matière de cybersécurité, de protection de la vie privée et de liberté : il suffit de penser aux biais racistes de certains algorithmes et à leurs conséquences possibles, par exemple en matière de police prédictive, ou encore au jumelage, en Chine, d’un système de reconnaissance faciale et de crédit social, pour comprendre que la ville intelligente peut aussi devenir une ville totalitaire. Le projet Neom peut ainsi soulever de légitimes inquiétudes par son ambition de recueillir une gamme très étendue de données personnelles de ses habitants, au nom de la sécurité et de l’efficacité… À Toronto, la conversion d’un quartier en smart city par Sidewalk Labs (filiale d’Alphabet, la maison-mère de Google) a été abandonnée du fait de doutes sur la capacité de la technologie à honorer ses promesses, mais aussi de craintes de la population quant à un risque de surveillance généralisée.
À l’instar de nombreux progrès technologiques, la ville intelligente n’est ni bonne, ni mauvaise en soi. Surtout, le concept de ville intelligente ne saurait suffire à concevoir un futur urbain positif : au-delà du risque de dérives liberticides, son principal défaut est d’être axé sur la seule technologie, au détriment d’une approche sociale et politique – ce que l’échec torontois illustre d’ailleurs parfaitement. Imaginer que la technologie peut résoudre tous les problèmes revient à réduire la ville à une entité purement rationnelle, sans identité ni culture, et à n’appréhender ni la complexité des réalités sociales, ni la dimension nécessairement subjective, donc politique, de toute gestion municipale. Gouverner, c’est choisir, mais choisir en vertu de préférences politiques qui varient dans le temps et l’espace, et non selon une stricte logique algorithmique, prétendument objective, universelle et intemporelle.
En ce sens, une mise en œuvre trop enthousiaste ou radicale du paradigme de smart city serait à l’urbanisme ce que le transhumanisme est à l’humanisme : en voulant « augmenter » la ville, elle déposséderait les citoyens d’une part de leur responsabilité et de leur liberté, et risquerait de les enfermer dans une vision à la fois étroite et figée du bien commun.
Il ne s’agit pas de rejeter l’apport de la technologie, mais de dissiper l’illusion selon laquelle celle-ci pourrait ou devrait un jour avoir réponse à tout, et de souligner l’importance de garder toute sa place à la décision politique, au niveau municipal comme à tous les autres échelons de gouvernement.
En parallèle à l’exploration prudente des possibilités technologiques, il est donc essentiel, pour penser la ville de demain, de réfléchir à son fonctionnement démocratique. Cela implique de se demander comment le big data pourra éclairer la prise de décision humaine, sans la contraindre, et la technologie faciliter l’implication des citoyens dans la gestion de leur cadre de vie, sans l’étouffer. C’est un thème peut-être moins vendeur que les images d’architectures futuristes ou de voitures volantes, mais il mérite toute notre attention. Il n’y aura pas de ville intelligente sans citoyens intelligents…
Ce billet doit beaucoup à deux livres passionnants qui ont stimulé ma réflexion : Futur – Notre avenir de A à Z, d’Antoine Buéno (Flammarion, 2020), dont j’ai parlé ici, et Généalogies et nature du transhumanisme, état actuel du débat, de Franck Damour, Stanislas Deprez et David Doat (dir.) (Liber, 2018), dont je parlerai sans doute un jour !
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