Avenir du travail - d’autres technologies que l’IA ont un potentiel dystopique

Image créée par le programme Dall-E

On parle abondamment depuis quelques mois du risque que fait peser l’intelligence artificielle sur l’emploi. Une étude de Goldman Sachs, largement relayée dans les médias, évalue ainsi à 300 millions le nombre de postes qui pourraient disparaître du fait de l’automatisation permise par l’IA. Si ce sujet peut susciter une préoccupation légitime, il serait pour le moins aventureux d’envisager la disparition pure et simple du travail humain, et il demeure donc pertinent de se demander à quoi ce dernier pourrait ressembler dans quelques années ou quelques décennies.

Or, au-delà de l’IA, d’autres technologies ont le potentiel de faire du travail, et en particulier du travail salarié, un véritable cauchemar dystopique – ou, pour parler plus concrètement, de menacer les droits fondamentaux des travailleurs.

Précisons immédiatement qu’il n’y a aucune fatalité. Le but ici n’est pas d’effrayer le lecteur, ni de nourrir une défiance de principe à l’encontre du progrès technologique ou d’en nier les applications positives ; il s’agit plutôt d’encourager à une vigilance collective face à des dérives qui appartiennent au domaine du possible.

Sans prétendre à l’exhaustivité, je vois au moins quatre types de technologies qui, bien qu’actuellement à des stades de développement différents, sont susceptibles d’avoir un jour des applications liberticides dans la sphère du travail et des relations entre employeur et employé :

  1. les technologies génétiques,

  2. les neurotechnologies permettant d’automatiser la reconnaissance des émotions et la lecture des pensées,

  3. la réalité virtuelle,

  4. et les technologies transhumanistes, visant à « augmenter » les capacités physiques et cognitives de l’être humain – du travailleur, pour ce qui nous intéresse.

Je propose ci-dessous quelques réflexions sur chacune d’elles, leurs usages possibles dans le monde du travail, et les risques que j’y vois.

 

1. Le travailleur discriminé : génétique et recrutement

Les progrès réalisés au cours des dernières décennies dans la compréhension du génome humain et dans notre capacité à le décoder et à le manipuler (au moyen des fameux « ciseaux » CRISPR-Cas9) sont spectaculaires. Depuis déjà plusieurs années, il est possible à chacun de faire analyser son propre ADN très facilement et pour seulement quelques dizaines d’euros, ce qu’ont fait de très nombreux individus à travers le monde (rappelons toutefois que le Code pénal français l’interdit).

Mais, comme le soulignait le neurobiologiste Jean-François Bouvet dans une chronique parue en février dans Le Point, cette mode de la « génomique récréative » pourrait conduire à des abus si les données génétiques ainsi recueillies par des entreprises privées étaient employées à d’autres fins. Ce ne serait pas la première fois que des données personnelles seraient cédées par des acteurs peu scrupuleux à d’autres acteurs poursuivant un objectif bien différent de celui pour lequel ces données avaient été collectées…

En ce qui concerne le monde du travail, le risque est que l’information génétique soit analysée par certains employeurs, notamment dans le cadre de décisions d’embauche ou de promotion, aboutissant ainsi à une discrimination génétique ou à un « eugénisme RH ».

Ce risque augmentera à mesure que la science progressera dans sa capacité à identifier, dans l’ADN d’un individu, des prédispositions à certaines maladies ou à certaines caractéristiques physiques ou intellectuelles. Les tests génétiques pourraient alors remplacer, ou compléter, de façon beaucoup plus intrusive, nos bonnes vieilles évaluations psychométriques…

Ce scénario est plus probable dans des régimes autoritaires pratiquant le fichage génétique systématique de leur population, comme la Chine le fait déjà avec les Ouïgours et les Tibétains, mais ne peut être exclu dans les démocraties libérales – dont rien ne garantit par ailleurs le caractère éternel…

On peut également parier que « l’eugénisme RH » conduira à l’eugénisme tout court s’il faut, pour avoir une chance de réussir dans la vie, présenter un génome exempt de tout défaut… Voilà qui évoque Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932) ou le film Gattaca d’Andrew Niccol (1997). On relira également l’avertissement lancé par le penseur français Jacques Ellul dans son livre La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) : « comme l’hérédité est pleine d’aléas, [la technique] supprimera l’hérédité pour avoir les hommes qu’il faut avoir pour le service idéal. L’homme idéal deviendra très bientôt une simple opération technique. »

  

2. Le travailleur surveillé : neurotechnologies et productivité

Les neurotechnologies (ou du moins certaines d’entre elles) cherchent à décoder de manière automatisée ce que nous avons de plus intime : nos émotions, nos pensées, nos intentions… Il ne s’agit pas de science-fiction : la start-up américaine Hume AI, par exemple, développe déjà des outils, basés sur l’intelligence artificielle, permettant de reconnaître une vaste gamme d’émotions à partir des expressions faciales, du langage corporel ou des intonations de la voix, entre autres.

Le sujet de la « transparence cérébrale » a été abordé au Forum économique mondial de Davos cette année : la professeure Nita Farahany (également auteure d’un article intitulé Neurotech at work dans la Harvard Business Review) y a évoqué des dispositifs portables, du même genre que les montres connectées, capables d’analyser notre activité cérébrale, et a révélé que cinq mille entreprises dans le monde recouraient déjà à ce type d’outils pour mesurer en temps réel le niveau de fatigue de leurs travailleurs.

L’intention invoquée est d’éviter des accidents, ce qui apparaît louable (moins louable, cependant, que de garantir un temps de repos adéquat aux travailleurs), mais des technologies similaires sont aussi utilisées pour contrôler la productivité des employés...

L’entreprise Emotiv a d’ailleurs conçu des casques et des oreillettes dont l’objectif est de savoir si la personne qui les porte est perdue dans ses pensées, si elle est stressée, ou si elle est concentrée sur tel ou tel type de tâches. Ces appareils sont commercialisés à grand renfort de messages lénifiants sur l’importance de « maximiser le potentiel du cerveau et de décoder l’expérience humaine » pour « améliorer la santé mentale, apprendre plus rapidement, faire de meilleurs choix et gagner en mobilité et en autonomie ».

Rappelons-nous cependant que l’enfer est pavé de bonnes intentions… Méditons également cette phrase de l’ethnologue et archéologue André Leroi-Gourhan dans Le Geste et la Parole (1964) : « l’analyse des techniques montre que, dans le temps, elles se comportent à la manière des espèces vivantes, jouissant d’une force d’évolution qui semble leur être propre et tendre à les faire échapper à l’emprise de l’homme. » Pour l’heure, les outils existants ne sont pas en mesure de décoder des pensées complexes, mais ce pourrait n’être qu’une question de temps… Dans une interview pour le journal The Guardian, Nita Farahany en appelle d’ailleurs à la création d’un nouveau droit humain à la « liberté cognitive ».

La question de savoir si la personne sait qu’elle est « surveillée » au moyen de telles technologies est en effet accessoire, pour la seule raison que nous ne pouvons pleinement contrôler nos émotions ou nos pensées : si des outils performants de reconnaissance des émotions et de décodage de l’activité cérébrale ou de lecture des pensées étaient utilisés par des entreprises, il pourrait devenir difficile pour un employé de cacher à son employeur ce qu’il ressent ou ce qu’il pense.

Du contrôle du degré de concentration d’un travailleur sur sa tâche à la mesure de sa « productivité cognitive », de la détection précoce de son intention de démissionner à la mesure de la sincérité de son attachement à l’entreprise, il n’est pas difficile d’imaginer l’usage qu’un employeur voulant jouer les Big Brother pourrait faire de ces outils…

Cette perspective, envisageable dans une société qui a fait de la transparence l’une de ses valeurs cardinales (Mark Zuckerberg n’avait-il pas estimé dès 2010 que la vie privée était une norme sociale dépassée ?), est d’autant plus inquiétante que du « décodage » des pensées ou émotions à leur manipulation, il n’y a qu’un pas technologique…

 

3. Le travailleur déraciné : réalité virtuelle et culture d’entreprise

Depuis que Meta a plus ou moins renoncé à ses ambitions en matière de réalité virtuelle, il paraît que le métavers est mort. Sachant les périodes de stagnation et de remise en cause qu’a traversées la recherche en intelligence artificielle avant d’en arriver à son bourgeonnement actuel, il n’est toutefois pas interdit de rester prudent sur la possibilité de voir un jour émerger des environnements virtuels de grande échelle…

Alors que la pandémie de COVID-19 a donné au télétravail un élan qui ne semble pas faiblir, et que nombre d’entreprises s’inquiètent de l’impact de cette évolution sur leur culture ou sur la cohésion de leurs équipes, les métavers apparaissent naturellement comme un potentiel substitut au bureau pour des organisations fonctionnant à distance.

Cette éventualité n’est pas nécessairement dystopique en soi, et peut même sembler désirable à certains, mais elle soulève plusieurs questions : par exemple, un travailleur pourrait-il refuser de passer ses journées, équipé de casque, gants haptiques et autres accessoires, dans un environnement de travail immersif dont la fréquentation peut, à la longue, produire un sentiment de déconnexion du monde physique (une sorte de Zoom fatigue poussée à l’extrême) ? Pourrait-il refuser de prêter ses traits – et donc de confier ses données biométriques – à un avatar photoréaliste devant le représenter dans le métavers de son entreprise ? Enfin, a fortiori si elle est combinée aux neurotechnologies évoquées plus haut, la technologie de la réalité virtuelle ne permettrait-elle pas une surveillance accrue de son activité pendant ses heures de travail ?

La quête de convivialité entre collègues peut rapidement être dévoyée par une nouvelle forme d’obligation sociale contraignant le travailleur à adopter une technologie à l’égard de laquelle il peut avoir des réserves de différentes natures…

Bien sûr, il est normal qu’un employé doive se plier à certaines contraintes : c’est le principe même du lien de subordination qui définit le contrat de travail, et le fait de devoir se rendre dans un lieu de travail déterminé fait partie des plus évidentes de ces contraintes. La question est de savoir si le métavers peut être considéré comme un lieu de travail comme un autre, et si la contrainte éventuelle d’y passer des journées entières est justifiée par l’objectif recherché.

 

4. Le travailleur augmenté : transhumanisme et compétitivité

On résume parfois le transhumanisme aux fantasmes égotiques de quelques milliardaires obsédés par la jeunesse éternelle ou l’immortalité. C’est bien plus que cela, tellement plus en réalité qu’il est difficile de tracer de manière claire les contours de la notion : un exosquelette, un pacemaker ou une prothèse auditive peuvent par exemple être considérés comme des accessoires transhumanistes, en ce qu’ils augmentent, prolongent ou réparent par la technologie les capacités « organiques » de leurs utilisateurs.

Cette difficulté sémantique est aussi une difficulté éthique : parce qu’il met un spectre très large de moyens au service d’un ensemble très hétéroclite d’objectifs (dont certains, comme dans le cas du pacemaker, sont d’un bien-fondé difficile à contester), le transhumanisme soulève des questions éthiques qui ne peuvent presque être traitées qu’au cas par cas – fastidieux exercice, sans cesse à renouveler.

Or, nombreux sont ceux qui cherchent, hors de tout contexte thérapeutique ou médical, à augmenter nos capacités cognitives ou physiques. Pour certains, comme Elon Musk, c’est même une condition requise pour que l’Homme puisse rester supérieur à l’intelligence artificielle ou s’exporter dans l’espace. Hormis les exosquelettes destinés à faciliter le port de charges lourdes et les produits psychostimulants consommés par certains étudiants à la veille d’examens, il y a pour l’instant peu de résultats très probants susceptibles d’être déployés à grande échelle, mais il ne faut rien exclure.

Si l’on admet l’hypothèse que des technologies avancées d’augmentation seront un jour mises au point, se pose la question de leur usage dans le monde du travail : en particulier, une entreprise pourra-t-elle exiger de ses travailleurs qu’ils s’augmentent (on ne parle pas ici d’augmentation salariale…) au moyen de telles technologies ?

Bien que l’idéologie transhumaniste, pour partie imprégnée de libertarisme, mette souvent de l’avant le libre choix des individus dans la décision de s’augmenter ou non, cette liberté risque de n’être qu’une illusion, comme je l’écrivais dans un précédent billet sur mon blog.

Il est en effet facile aux organisations et institutions des démocraties libérales d’affirmer aujourd’hui qu’elles ne contraindront jamais, ni explicitement, ni implicitement, les travailleurs à adopter les technologies transhumanistes, mais qu’en sera-t-il lorsque les entreprises situées dans des pays moins soucieux des droits humains disposeront, dans leurs centres de R&D, dans leurs usines ou parmi leurs commerciaux, juristes, lobbyistes ou négociateurs, d’une main d’œuvre aux capacités décuplées ? Qu’en sera-t-il lorsque l’augmentation des travailleurs deviendra une question de compétitivité et même de souveraineté nationale ? Et, sans même que les États ou entreprises n’imposent quoi que ce soit, dès lors que certains individus choisiront de s’augmenter, les employeurs ne seront-ils pas tentés d’embaucher ces « surhommes » en priorité ?

Dans une nouvelle que j’ai écrite l’an dernier pour un concours organisé par le Musée de l’Homme, j’imaginais une société de castes basées, non plus sur l’hérédité, mais sur le degré d’augmentation de chaque individu. Il s’agit bien sûr d’un texte de fiction, sans prétention divinatoire, mais il est possible que le transhumanisme soit l’avenir de l’inégalité, et celui de la rivalité économique entre États et entre acteurs privés…

 

En conclusion

Au terme de notre courte exploration prospective, l’IA, qui concentre aujourd’hui l’attention médiatique, apparaît comme l’arbre qui cache la forêt : si elle peut détruire des millions d’emplois, d’autres technologies sont susceptibles de transformer les emplois restants en cauchemar dystopique.

Ce constat est certes pessimiste, et mes hypothèses pourraient fort bien ne jamais se réaliser, mais, si on leur reconnaît un certain degré de probabilité, il me semble important de garder un œil vigilant sur les domaines d’innovation que j’ai évoqués, surtout dans la mesure où les efforts éthiques et de régulation ont une fâcheuse tendance à être en retard sur le progrès technologique, ce qui place l’humanité devant le fait accompli – comme on l’a vu avec la bombe atomique au XXème siècle, ou comme on l’observe en ce moment avec l’IA générative ou avec les cryptomonnaies (le Parlement européen vient à peine d’adopter un règlement visant à réguler ces dernières, lequel n’entrera pas en vigueur avant plusieurs mois encore…)

Je crois peu aux « moratoires » sur la recherche ou aux interdictions absolues, et j’y crois d’autant moins que les innovations technologiques sont aussi porteuses de progrès bien réels… Je crois davantage, même si ce n’est jamais simple, à une réflexion éthique proactive qui puisse nourrir le débat démocratique – là où il existe… – et préparer le terrain à une éventuelle réglementation le moment venu.

Encore faut-il que cette réflexion éthique ne reste pas réservée à des cénacles d’experts, mais associe de manière volontariste l’ensemble des citoyens, en les éduquant aux technologies, en les sensibilisant aux enjeux et en les impliquant dans la définition des réponses à y apporter.

Dans La Convivialité (1973), le philosophe Ivan Illich écrit que « l’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel ». Ce concept de « l’outil convivial » indique quelques pistes inspirantes pour veiller à ce que la technologie n’avance pas au détriment des droits des travailleurs…

Voulez-vous recevoir mes prochains billets? Cliquez ici pour vous abonner à mon blog.

Précédent
Précédent

L’IA va-t-elle mettre au chômage tous les écrivains ?

Suivant
Suivant

Des nouvelles du futur #8